La semaine dernière, je me suis retrouvé à raconter des histoires sur l’époque où je faisais partie d’un groupe de rock dans les années 90. L’un des rares regrets que j’ai, c’est qu’à l’époque, je ne voulais pas prendre mon appareil photo pour chroniquer les événements de ma vie. Je n’ai donc aucune image de ces aventures rocambolesques. Je me souviens avoir pensé, avec la naïveté et l’arrogance de la jeunesse, que l’art devait être plus symbolique, peut-être pas allégorique, mais clairement détaché de la vie de l’artiste, et que raconter des événements banals n’avait rien à voir avec cela
Ma jeunesse me faisait probablement attribuer une valeur très différente au temps qui passe, quand la majorité de ma vie était encore devant moi, par rapport à ce que je ressens maintenant, à presque cinquante ans.
Je voyais cet état d’esprit, que j’avais à l’époque, exprimé de manière radicale au début du film Begotten de E. Elias Mehrige. Je me souviens avoir été attiré par cette déclaration radicale, mais aussi avoir commencé à avoir des doutes à ce moment-là.
Begotten, E. Elias Mehrige (1989)
Le côté paradoxal de cette déclaration est qu’elle est pourtant faite au début d’un film, un rêve audiovisuel technologique et linéaire, qui n’a rien à voir avec un « langage de matière éternelle », comme celui des statues sur les façades des cathédrales. Un film, même quelque peu allégorique, avec des thèmes universels et intensément visuels comme celui-ci, reste plus proche d’une collection de photographies que d’un cercle de pierre ancien.
Que dire du « présent figé, qui ne cesse de passer », maintenant que je suis pleinement porteur de langage — et pas même de ma langue natale —, photographe, et auteur de journal ?
Photographie et temporalité
Il est vrai, et cela a été abondamment discuté, que le cinéma et la photographie utilisent le temps de manière très différente. Je pense au merveilleux livre d’Andrei Tarkovski sur le cinéma, Sculpter le temps, qui est une belle manière de parler des films, et au Moment décisif d’Henri Cartier-Bresson.
En effet, la photographie permet de présenter une distorsion du temps. Elle donne au spectateur l’opportunité d’observer quelque chose capturé en une fraction de seconde. Mais penser qu’elle se contente mécaniquement de figer l’apparence de son sujet, c’est nier la manière fondamentale dont l’esprit, le corps et la cognition humaine fonctionnent dans ce processus.
Il y a deux appareils : celui que vous tenez en main et celui que vous avez dans votre esprit. Je peux imaginer un cadre de 50 mm dans ma tête, où que je sois, sans même regarder dans le viseur.
La nature technologique, automatisée et rapide de la photographie permet au photographe d’associer l’acte d’appuyer sur le déclencheur à quelque chose d’aussi fugace qu’une sensation visuelle ou une intuition sur une lumière. Ce n’est pas simplement choisir froidement une tranche de réalité, c’est réaliser une conjonction entre la réalité et l’image mentale, une image que j’envisage comme une caméra obscura.
J’aime présenter mes photos de cette manière, dans une succession chronologique soigneusement sélectionnée.
Fossiles et rêves figés
Dimanche, nous avons visité un site paléontologique près de chez nous, où l’on peut voir une plage jurassique figée dans la pierre. À la surface, on distingue les traces laissées par de nombreux animaux il y a des millions d’années, notamment des ptérosaures.
Les paléontologues sont capables d’interpréter ces traces, de savoir à qui elles appartenaient et ce qu’ils faisaient là. Une immense structure a été construite pour les protéger, car elles doivent rester dans l’obscurité, à l’abri des éléments, sinon ces images seraient perdues, comme une pellicule exposée à la lumière dans une chambre noire.
À partir de quelques empreintes, les scientifiques peuvent déduire qu’un ptérosaure courait puis, soudain, a fait un demi-tour, pour une raison oubliée — un moment décisif pour cet animal. Penser qu’une petite créature vivante a laissé une trace ténue il y a des centaines de millions d’années, et que nous pouvons encore aujourd’hui en tirer des images dans nos esprits, est tout simplement stupéfiant.
Plus que cela, je trouve cela émouvant.
Une collection de rêves fossiles, qui racontent une histoire plus complexe, une histoire globale.