David Lynch : un guide linéaire pour explorer une œuvre non linéaire

Je suis le travail de David Lynch depuis près de 35 ans. Depuis son décès, un immense flot d’affection a déferlé en son honneur, et beaucoup m’ont demandé par où commencer. Cela m’a donné l’envie de créer ce guide linéaire, dédié à ses films majeurs et à Twin Peaks, en laissant volontairement de côté Dune, ses courts-métrages, ses autres travaux télévisés et ses publicités. Ce guide est conçu comme une exploration progressive, chaque étape s’appuyant sur la précédente, afin de vous offrir les clés pour comprendre ses œuvres les plus complexes au terme de ce parcours.

Je me souviens encore d’un jour où j’étais cloué chez moi par une grippe, en 1991. Ennuyé à en perdre la tête, j’ai demandé à ma mère de me louer des cassettes VHS. C’est alors que j’ai découvert Blue Velvet pour la première fois. Ce film m’a frappé si fort que j’ai immédiatement ressenti le besoin de voir tout ce que Lynch avait réalisé. Dans les jours qui ont suivi, j’ai vu Eraserhead, Elephant Man, Dune et Sailor et Lula. Ensuite, j’ai suivi Twin Peaks à la télévision, malgré la programmation chaotique des chaînes françaises. Enfin, j’ai vu Twin Peaks: Fire Walk With Me au cinéma, ce qui reste, à ce jour, l’expérience de visionnage la plus marquante de ma vie. Depuis, je n’ai manqué aucun film de Lynch en salle jusqu’à Inland Empire. Quant à Twin Peaks: The Return, il a littéralement fait exploser mon esprit et s’est révélé être son ultime chef-d’œuvre.

Voici donc mon guide, qui commence avec Blue Velvet et se termine avec The Return.


1/ Blue Velvet (1986)

L’entrée idéale dans l’univers de Lynch. Alors que vous découvrez la ville de Lumberton, qui semble idyllique au premier abord, vous êtes lentement entraîné dans un « lieu idéal » typiquement lynchien, où la surface parfaite se fissure pour révéler une face sombre : celle des gangsters, des psychopathes et des désirs refoulés. Blue Velvet marque également la première collaboration de Lynch avec le compositeur Angelo Badalamenti. Sa musique rêveuse, à mi-chemin entre le romantisme noir et une ambiance à la Hitchcock/Herrmann, définit l’atmosphère du film. Le thème principal envoûtant et l’interprétation de la chanson-titre par Isabella Rossellini oscillent entre l’intimité douce d’une romance adolescente et une menace inquiétante.


2/ Sailor et Lula (1990)

Tout est dans le titre. Une histoire d’amour déchaînée qui mélange le romantisme allemand et l’Amérique d’Elvis Presley. Sailor (Nicolas Cage) et Lula (Laura Dern) vous embarquent dans un road movie incandescent, empreint d’énergie rock-and-roll, de violence extrême et d’une passion débordante. Ce film affirme que dans un monde fou, le plus grand péché est de se conformer. La bande-son, signée Angelo Badalamenti, intègre des morceaux de rock classique et de métal, tandis que l’utilisation des chansons d’Elvis inscrit ce voyage chaotique dans la tradition de l’Americana.


3/ Twin Peaks (Saisons 1 et 2)

Un tournant dans l’histoire de la télévision et le carrefour de tout l’univers de Lynch. Twin Peaks rassemble toutes ses tonalités et tous ses genres : le soap opera, le mystère policier, le mélodrame, la comédie surréaliste, le slapstick grotesque et une science-fiction étrange. L’agent Cooper incarne l’alter ego ultime de Lynch. La première saison a captivé le public avec son mystère emblématique, « Qui a tué Laura Palmer ? ». La découverte accidentelle de Bob par Lynch, en tournant une version du pilote pour l’Europe, a ajouté un antagoniste majeur qui est devenu central dans la série. Bien que la deuxième saison ait perdu en élan à cause de l’ingérence des chaînes, son épisode final brillamment réalisé promettait un retour « 25 ans plus tard ».


4/ Twin Peaks: Fire Walk With Me (1992)

C’est mon film préféré de Lynch et, selon moi, son plus grand chef-d’œuvre. C’est l’œuvre la plus sombre et la plus déchirante de sa filmographie, explorant les derniers jours de Laura Palmer. Un film d’horreur qui n’en est pas vraiment un, Fire Walk With Me est une histoire quasi religieuse de martyre et de rédemption. Le jazz poisseux et lent de The Pink Room et la beauté poignante de Sycamore Trees de Jimmy Scott restent inoubliables. Comme toujours avec Lynch, il y a une dose d’humour, mais le cœur de l’histoire est profondément tragique et sublime.


5/ Une histoire vraie (1999)

Après le voyage éprouvant de Fire Walk With Me, Une histoire vraie offre une bouffée de sérénité. Inspiré de l’histoire réelle d’Alvin Straight, qui a parcouru des centaines de kilomètres sur une tondeuse à gazon pour se réconcilier avec son frère, ce film révèle le côté plus calme et empathique de Lynch. La musique pastorale d’Angelo Badalamenti crée un esprit tendre et profondément américain qui reflète le voyage d’Alvin. Cette histoire profondément humaine témoigne de la polyvalence et de la profondeur émotionnelle de Lynch.


6/ Elephant Man (1980)

Un récit déchirant sur la dignité humaine, inspiré de la vie de John Merrick, un homme sévèrement déformé dans le Londres victorien. Lynch redonne à Merrick sa dignité à travers la magnifique photographie en noir et blanc de Freddie Francis. La performance de John Hurt dans le rôle de Merrick est d’une tendresse extraordinaire, faisant de cet homme que l’on qualifiait de « monstre » une figure d’une immense sensibilité.


7/ Eraserhead (1977)

Une œuvre surréaliste et cauchemardesque, fruit de plusieurs années de travail, Eraserhead est le film étudiant de Lynch à l’AFI Conservatory. Sa symphonie industrielle de sifflements, grondements et rêves mécaniques, réalisée avec le concepteur sonore Alan R. Splet, plonge le spectateur dans un monde de terreur. Les images obsédantes du film s’associent à la berceuse surréaliste In Heaven Everything Is Fine, interprétée par la Dame au Radiateur, un moment transcendant qui a marqué la culture musicale alternative. Ce film est le centre spirituel de l’univers de Lynch, essentiel pour comprendre les motifs qui reviendront dans ses œuvres ultérieures.


8/ Lost Highway (1997)

Premier volet de ce que l’on pourrait appeler la « trilogie des films-puzzles » de Lynch, Lost Highway se déploie comme un ruban de Möbius, une boucle où la folie induite par la jalousie fracture les identités et rend la mémoire totalement peu fiable. C’est un film hypnotique et viscéral qui explore les obsessions et la psyché humaine à travers une narration délibérément déconcertante. La bande originale, supervisée par Trent Reznor, mêle rock industriel et orchestrations angoissantes signées Angelo Badalamenti. On y retrouve des artistes comme David Bowie, Marilyn Manson et Nine Inch Nails, ce qui amplifie encore l’atmosphère sombre et électrique du film.


9/ Mulholland Drive (2001)

Souvent considéré comme l’œuvre définitive de Lynch, Mulholland Drive transforme le rêve hollywoodien en un labyrinthe de miroirs éclatés et de désirs inassouvis. Conçu à l’origine comme une série télévisée, le film conserve des fils narratifs inachevés et des chemins mystérieusement abandonnés, qui renforcent sa qualité onirique et énigmatique. La bande-son, composée de nappes synthétiques profondes et de basses grondantes, crée une texture sonore inoubliable, tandis que des chansons soigneusement choisies, comme I’ve Told Every Little Star de Linda Scott, amplifient le sentiment de décalage et de mélancolie. L’interprétation a cappella de Crying par Rebekah Del Rio est l’un des moments les plus émouvants et mémorables de l’œuvre de Lynch.


10/ Inland Empire (2006)

Tourné avec des caméras numériques grand public, Inland Empire est probablement le film le plus audacieux et désorientant de Lynch. C’est une plongée vertigineuse dans les méandres de Los Angeles, de la Pologne et de l’identité humaine fragmentée. Ancré par l’incroyable performance de Laura Dern, le film navigue entre cauchemars surréalistes, narration déconstruite et une famille de lapins humanoïdes. Lynch contribue lui-même à la bande originale avec des morceaux ambiants et électroniques, complétés par des titres comme Sinnerman de Nina Simone et des compositions classiques polonaises, renforçant l’atmosphère d’étrangeté et d’inconfort. Inland Empire est une exploration chaotique et hypnotique de l’aliénation moderne, qui demande plusieurs visionnages pour en saisir les multiples couches et mystères.


11/ Twin Peaks: The Return (2017)

Cette œuvre monumentale de 18 heures n’est pas simplement une continuation de Twin Peaks, mais une synthèse de toute la filmographie de Lynch. Elle intègre des éléments et des thèmes qui remontent à Eraserhead et au-delà, en les fusionnant dans une méditation profonde sur le passage du temps, l’amour et la mort. Angelo Badalamenti revient avec de nouveaux morceaux évoquant la série originale, tandis que Lynch inclut également des artistes contemporains comme Chromatics et Nine Inch Nails pour créer un pont entre passé et présent. L’épisode 8, en particulier, est une prouesse avant-gardiste d’une intensité rarement égalée, combinant expérimentation formelle et narration visionnaire. The Return culmine dans une conclusion déchirante et ambiguë qui reste l’un des moments les plus puissants de toute la carrière de Lynch, offrant une réflexion poignante sur l’impermanence et le mystère de l’existence.


Ce guide est conçu pour vous accompagner pas à pas dans l’univers de Lynch, en vous permettant d’appréhender chaque œuvre à la lumière des précédentes. Si vous décidez de suivre ce cheminement, je serais ravi de savoir ce que vous en pensez et d’échanger avec vous sur vos découvertes.