Derniers rayons de soleil avant le givre

Après mon dernier article, Images du passé, sons du futur, j’ai reçu un e-mail de mon amie V. de Montréal, peintre et photographe. Elle m’a dit qu’un recueil des essais de Luigi Ghirri était en cours de réédition. J’adore le travail de Ghirri, et je me demande comment j’ai pu ignorer l’existence de ce livre. Je l’ai commandé immédiatement et je l’ai reçu avant même d’avoir eu le temps de m’y plonger.

J’ai emporté le livre avec moi dans la maison sur la colline, où nous avons passé une nuit et une journée ce week-end. Nous avons quitté la ville à 17 heures.

Dès que j’ai eu un moment de solitude, j’ai ouvert le livre au hasard, et la première chose que j’ai lue était ce passage :

Ainsi, une fois que j’ai accepté “le moment décisif” comme une évidence (par cela, je ne veux évidemment pas dire l’annulation d’un concept de temps linéaire, qui finit souvent par se résumer à une série de croquis photographiques inutiles), et comme partie intégrante de la structure interne du langage photographique, j’ai essayé au contraire de me concentrer sur les relations à l’intérieur d’une séquence d’images. Même sans récit préétabli, ou même conçue au hasard, la séquence permettait de nouveaux moments d’interrelation entre les images, et m’aidait à clarifier ce que je faisais.

— Luigi Ghirri, f/11, 1/125, lumière naturelle dans The Complete Essays, 1973-1991

Cela m’a frappé, car j’ai passé beaucoup de temps à essayer de définir ma manière de travailler avec les images fixes. Que ce soit pour des projets professionnels ou artistiques, je me situe toujours quelque part entre la photographie, le cinéma, mais aussi la musique et l’écriture. Je ressens que je monte mes photos un peu comme on monte un film, tout en essayant de préserver la spécificité de l’effet de l’image fixe. J’imagine souvent des séries en courtes séquences autour d’un thème qui n’est pas prédéterminé. Un peu plus loin dans l’essai, Ghirri aborde ce sujet précis.

J’ai découvert que choisir à l’avance un genre ou un style, qu’il soit esthétique ou linguistique, peut être une entreprise périlleuse, et que de tels choix entraînent une perte à la fois de valeur expressive et de partialité. Ainsi, j’ai totalement évité de choisir un genre ou un style, car ils risquent de fragmenter encore davantage un langage (la photographie) qui est par nature fragmentaire.

— Luigi Ghirri, f/11, 1/125, lumière naturelle dans The Complete Essays, 1973-1991

Depuis que j’ai commencé cette série, j’ai réalisé que j’aimais écrire un texte court qui n’est pas nécessairement directement lié à la séquence de photos que je souhaite montrer. Peut-être parce que la définition d’un essai dans le monde anglophone me semble moins intimidante que ce qu’elle implique en français. Un essay est un texte court, vaguement défini, autour d’un sujet qui ne sera pas épuisé. Un essai en français, pour moi, évoque une voix autoritaire et articulée que je n’ai pas, et que je ne cherche pas à avoir.


Un matin sur la colline

Le lendemain, j’ai été le premier à me lever, et je suis allé marcher alors qu’il faisait encore nuit. Le champ à côté de la maison scintillait doucement sous les premiers rayons chauds du soleil. C’était la toute dernière fois de la saison avant que le froid ne prenne complètement le dessus. La rosée n’était pas encore gelée. J’ai regardé le soleil se lever. Tout au long de la journée, sa lumière était apaisante et rassurante, mais elle a rapidement disparu dans l’après-midi. À 17 heures, il faisait nuit, et nous sommes retournés dans la ville endormie nichée dans le méandre de la rivière, une ville qui voyage encore, dans le temps, droit vers le cœur des ténèbres de l’hiver.

Une fois rentrés à la maison, une nouvelle rotation de la Terre était derrière nous.


J’ai inclus dans ce post une chanson que j’ai composée en 2014 pour une exposition photo intitulée Le Royaume Intérieur. Elle contient un extrait audio de The Sheltering Sky, le film de Bernardo Bertolucci de 1990, lu par Paul Bowles lui-même, l’auteur du livre adapté par le film, qui dit ceci :

Parce que nous ne savons pas quand nous allons mourir, nous pensons que la vie est un puits inépuisable. Pourtant, tout n’arrive qu’un certain nombre de fois, et en réalité, ce nombre est très petit. Combien de fois vous souviendrez-vous d’un certain après-midi de votre enfance, un après-midi qui fait si profondément partie de votre être que vous ne pouvez même pas concevoir votre vie sans lui ? Peut-être quatre ou cinq fois encore, ou même pas. Combien de fois verrez-vous la pleine lune se lever ? Peut-être vingt. Et pourtant, tout semble infini.

— Paul Bowles, The Sheltering Sky


The Complete Essays, 1973-1991 de Luigi Ghirri est disponible chez Mack Books.