Avant-propos
Chers abonnés de Seasons, anciens et nouveaux, quel paradoxe pour un projet qui se donnait pour but de suivre le passage lent des saisons, d’en avoir sauté deux dès la première année ! En effet, alors que deux saisons se sont écoulées en silence depuis la dernière publication fin avril, avec la première partie de ce texte, Dans la Vallée de l’étrange – Partie 1, je reviens enfin pour partager avec vous la deuxième partie de Dans la Vallée de l’Étrange. Cette pause dans la publication, loin d’être un oubli, a été nécessaire à cause de l’intense activité que j’ai eue depuis et reflète un tournant majeur dans mon parcours, amorcé par le succès du projet auquel ces articles s’attachent.
Cette exposition, Dans la Vallée de l’Étrange, a non seulement marqué un tournant dans ma pratique, mais a également ouvert de nouvelles perspectives intéressantes. En l’espace de six mois, les retombées de cette expérience m’ont conduit à intégrer l’intelligence artificielle dans ma pratique, dont je me suis rendu compte qu’elle était la pièce manquante du puzzle que je voulais assembler avec certains de mes projets. J’ai aussi un nombre croissant d’interventions en éducation à l’image programmées pour 2024. L’IA générative, tant en imagerie qu’en création textuelle, est désormais une composante essentielle de mon travail.
L’interview approfondie réalisée par Monique Blanquet, avec Dominique Burdin à la technique pour Radio FMR Toulouse, a été un moment fort de cette aventure lors de la reprise de l’exposition en Novembre en conjonction avec le travail d’Alice Freytet, et je les en remercie. Leur capacité à poser des questions pertinentes a non seulement éclairé le travail effectué pendant l’exposition, mais me permet aussi de transmettre l’essence de mes présentations et médiations à un public plus large et plus lointain. C’est cette expérience que je suis ravi de partager avec vous dans cette newsletter, offrant une fenêtre sur les interactions et les discussions qui ont animé Dans la Vallée de l’Étrange.
Au-delà de la rencontre entre technologie et du monde naturel, elle révèle également le rapport complexe et en constante évolution que j’entretiens avec la photographie, un médium à la fois familier et sans cesse renouvelé par de nouvelles perspectives et technologies.
Vous trouverez ci-dessous l’interview audio et sa retranscription en texte ainsi que l’intégralité des images que j’ai exposées dans le cadre de mon projet, ainsi que d’autres images pertinentes.
Entretien
Réalisé par Monique Blanquet & Dominique Burdin pour Radio FMR.
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Monique Blanquet : Pour Radio FMR, nous sommes à Cahors sur le site du CHAI où il y a une exposition, un geste rétrospectif de l’édition 2023 du Festival Cahors Juin Jardins, et nous sommes en compagnie d’Alain Astruc. Alain, bonjour.
Alain Astruc : Bonjour.
Monique Blanquet : En proximité des travaux que vous avez présentés sur cette édition 2023, je crois dans l’hôtel qui est en face.
Alain Astruc : Oui, c’était pendant tout le mois de juin à l’hôtel Best Western de Cahors.
Monique Blanquet : Et c’est un travail photographique, puisque c’est votre spécialité artistique, pas seulement, il y a aussi un travail d’image, de vidéo. Mais sur ce travail photographique, vous avez investigué quelque chose qui interpelle beaucoup de gens aujourd’hui, qui fait débat, qui fait discussion, la fameuse Intelligence Artificielle. Et vous l’avez sollicitée avec cet écho et cette résonance du jardin.
Alain Astruc : Ce qui s’est passé, c’est que Cahors Juin Jardins m’a fait une commande. Dans l’ADN de Cahors Juin Jardins, on dit souvent qu’il y a les jardins particuliers et publics dans lesquels chaque année il y a des visiteurs qui viennent. Certains de ces jardins sont ouverts au public depuis très longtemps, d’autres depuis plus récemment. J’ai été missionné pour créer quelque chose autour de l’image de ces jardins. J’ai donc visité 14 de ces jardins et j’ai fait des photos dans chacun de ces jardins, en parlant avec les propriétaires des jardins, en essayant de comprendre quelle était la personnalité à la fois des propriétaires, mais aussi des jardins, de ce qu’ils veulent mettre dedans, de ce qu’ils veulent projeter dedans.
Monique Blanquet : La vibration du jardin en fait ?
Alain Astruc : Absolument. Et pourquoi ? Parce que je voulais rester fidèle, non pas à la réalité littérale, visuelle de ce jardin, mais à cette intention, à cette ambiance, en utilisant un générateur d’Intelligence Artificielle. Alors, est-ce que c’est de la photo ? Justement toute la question se pose. Ce que j’ai décidé de faire, c’est de montrer trois niveaux de lecture. Donc il y a trois tailles de tirages qui correspondent aux trois niveaux de lecture, aux trois niveaux d’implication de l’Intelligence Artificielle dedans. Donc premier niveau de lecture, ce sont des petits formats qui font 20 par 20cm. Et ce sont des photos, quasiment pas retouchées, des jardins. À chaque fois, c’est un détail, un élément qui m’a semblé frappant, qui m’a semblé symbolique, qui m’a semblé représenter au mieux le jardin en question. À partir de cette image-là, j’ai généré une image similaire, avec des similarités, mais que j’ai emmenées avec les invites de l’intelligence artificielle. Donc j’ai généré une image qui ressemble à l’image de base, mais qui est différente.
Monique Blanquet : Oui, il y a une inclusion de personnages, d’objets, d’ambiance, de lumière. Ça, c’est l’IA qui fait ça ? Alors il faut choisir quand même, qu’elle propose plusieurs options. Il y a plusieurs options ? Comment ça se passe ?
Alain Astruc : C’est ça qui est très fascinant. Donc il y a trois niveaux de lecture. En fait, ce que je voulais dire, c’est qu’il y a les photos, il y a les images qui sont hybrides et il y a celles qui sont uniquement faites avec des mots. Alors qu’est-ce que c’est la nature de cette Intelligence Artificielle ?
Monique Blanquet : Avec des mots, c’est les mots qui déclenchent ces images-là.
Alain Astruc : C’est ça. C’est que jusque-là, quand on voulait créer des œuvres visuelles avec des mots, ce qu’on connaissait, c’est le cinéma, bien sûr. Il faut écrire un scénario et c’est quelque chose d’extrêmement lourd. Voilà, c’est très long, très lourd. C’est l’art le plus cher, le plus difficile à faire, qui demande la mise en œuvre la plus complexe. Et donc là, on se retrouve avec un art, une méthode de création qui est extrêmement légère, mais qui répond aux mots. Donc ce qui est étonnant, c’est que c’est un média visuel, mais qui répond au langage et aux mots.
Monique Blanquet : Et quel mot a suscité cette image, par exemple ?
Alain Astruc : Pour générer une image, on appelle ça un prompt. C’est-à-dire le prompt, c’est une demande en langage naturel. Et bien celle-là, je me souviens pas vraiment.
Monique Blanquet : D’accord.
Alain Astruc : Pourquoi ? Parce qu’il y a un processus d’écriture.
Monique Blanquet : C’est ça qui m’intéresse. C’est ce processus d’écriture qui est lié à cette démarche-là et qui génère une image. Peu importe le mot, finalement. C’est un mot qui crée une image et qui est partie d’une image d’un jardin. Et il y a une espèce d’arbre, pas généalogique, mais je ne sais pas, quelque chose, une ramification, qui fait art. À quel moment la partie créative intervient dans tout le processus ? Où se passe la création, véritablement ?
Alain Astruc : Alors cette question, ce que je dis souvent, c’est qu’on se l’est déjà posée à un moment très précis, c’est au moment de l’apparition de la photographie. Moi, j’ai un livre auquel je me réfère toujours, qui s’appelle « Je hais les photographes », sorti en 2006 et qui compile une série d’articles excellents faits par des intellectuels français du 19ème, dont certains grands intellectuels que j’aime beaucoup, comme Baudelaire, Lamartine et qui sont des mises en accusation de la photographie, complètes. Ils disent que la photographie, c’est l’art des charlatans, que le photographe ne fait rien, il appuie sur un bouton. Qui est l’auteur de l’image ? C’est l’appareil photo, pas le photographe, bien sûr.
Monique Blanquet : D’accord, c’est un débat sans fin, qui est déjà posé.
Alain Astruc : C’est un débat qui a déjà été posé, qui a déjà été résolu.
Monique Blanquet : Et alors là, avec l’IA, c’est la même chose.
Alain Astruc : Alors on dit, c’est une machine, ben oui, mais un appareil photo, c’est une machine. Ce qu’on ne savait pas à l’époque de Baudelaire, c’est que la technologie peut être apprivoisée de façon intime. Elle peut être commandée par l’intuition, par le ressenti, par le moyen, par le biais même du langage corporel. Dans le cadre de la photographie, il y a un habitus avec l’appareil, une relation avec le sujet qui est complexe, et dont on sait qu’elle peut créer quelque chose de spécifique. On le voit bien, par exemple, quand on met deux photographes côte à côte et qu’on leur demande de photographier la même chose avec le même appareil, c’est jamais pareil.
Monique Blanquet : Ben oui, c’est la dimension effectivement qui fait la différence, qui fait l’identité et la proposition artistique. Alors on a vu ce premier panneau. Bon, j’ai pas décrit, ce sont des branches avec peut-être un cerisier en fleur.
Voilà, et finalement ça se termine par une, on dirait, une série fantastique suédoise ou norvégienne.
Alain Astruc : Absolument.
Monique Blanquet : Bon, bon, bon. Et ça a des titres ou pas ? Oui ? Non, le titre général, c’est Dans la Vallée de l’étrange.
Alain Astruc : Alors « la vallée de l’étrange », s’il y a une raison très particulière, c’est que dans les années 70, il y a un roboticien japonais (Masahiro Mori) qui a théorisé ce qu’on appelle la vallée de l’étrange, uncanny valley en anglais. C’est l’idée selon laquelle l’imitation visuelle d’un être humain est d’autant plus perturbante qu’elle ressemble à un être humain, mais pas suffisamment, parce qu’elle nous fait penser aux cadavres. Alors par exemple, une représentation qui ne ressemble pas du tout à un être humain, un robot dessiné de façon assez grossière, peut être assez sympathique, une imitation totale ne nous trouble pas parce qu’on ne voit pas la différence. Et quand c’est pas tout à fait pareil, il y a ce moment, la vallée correspond à un graphique comme ça, il y a un moment où c’est très très perturbant.
Monique Blanquet : Étrange.
Alain Astruc : Et ça a été une frontière pendant très longtemps, cette frontière, je crois que maintenant on peut dire qu’elle a été franchie en février pendant le cours de la préparation de mon exposition, puisque j’avais déjà décidé de l’appeler Dans la Vallée de l’Étrange, mais il y a eu une mise à jour dans l’engin de l’enjeu, qui a fait que tout d’un coup le photoréalisme nous a fait passer de l’autre côté.
Monique Blanquet : Ah oui, passionnant. Alors les autres panneaux, c’est le même principe ? C’est différent ?
Alain Astruc : Je peux en parler.
Monique Blanquet : Oui, je vois des chats. Il y a des chats. Il y a une jeune femme qui pourrait être une peinture d’un autre temps, mais qu’est-ce qui s’est passé là ?
Alain Astruc : Le chat, c’est assez simple. C’est dans le jardin qui accueille les sculptures de Marc Petit. Et j’ai pas voulu retravailler ces sculptures, mais dans ce jardin, habite ce chat. Et je me suis dit que ce que j’allais faire, c’est que j’allais transformer ce chat en statue de bronze. Donc c’est une version de ce chat dans un autre univers qui tout d’un coup s’est transformé en bronze.
Monique Blanquet : Et la figure de cette jeune femme ?
Alain Astruc : Alors ça, c’est intéressant justement, parce que quand on génère ces images, on en génère quatre à la fois, on en choisit une, on en choisit pas, on recommence. Et la manière dont on les choisit ressemble beaucoup à la manière dont on édite les photos. Dans la réalité on sait très bien que tous les photographes, j’en parlais hier avec mes collègues, on sait très bien qu’on prend 200 photos, des fois il y en a une qui est bonne, des fois c’est la première qui est bonne, des fois on en prend 300, on a du mal. Et il y a une habitude à savoir reconnaître laquelle est la bonne, vraiment. Et celle-là, je me souviens d’avoir généré beaucoup d’images, et celle-là n’était pas comme les autres.
Monique Blanquet : Elle a fait sa place, elle est sortie, c’est vrai qu’elle est très prégnante.
Alain Astruc : Elle a une ambiguïté.
Monique Blanquet : Elle est prégnante. Voilà, c’est ça, tout à fait.
Alain Astruc : Assez étonnante, pour moi, que je n’ai pas retrouvé dans les autres. Alors, c’est ça, il y a ce processus de création qui est dans l’itération, c’est-à-dire qu’au lieu d’être dans le labeur de la construction de l’image, c’est plutôt dans l’itération et dans le choix. Et comment on en fait une œuvre artistique, eh bien, c’est le choix, le guidage et l’intégration dans un projet plus général.
Monique Blanquet : Bien sûr. Autre panneau de cette exposition.
Alain Astruc : Alors je vais parler de deux images, celle-là, c’est dans le Jardin de Valérie. Elle n’était pas forcément des plus heureuses, elle a été surprise parce que j’ai trouvé un objet qu’elle voulait jeter depuis longtemps et que moi j’ai retrouvé. Ce sont donc deux petits enfants, une statue de deux petits enfants un peu kitsch avec un trou dans une des deux statues. Et l’image qui en a résulté, c’est un tronc d’arbre avec un enfant coincé dedans de façon tout à fait impossible, surréelle.
Monique Blanquet : Il y a le trou quand même, on trouve le trou.
Alain Astruc : Il y a le lien. Alors on retrouve les éléments, le trou est là, les deux enfants sont là, mais il y a un des deux enfants qui est dans le trou. Qui est dans l’arbre. Et il est vivant.
Monique Blanquet : Il est vivant, il y a le végétal. Tout ça est entrelacé et pour finir, il y a un écho, une sorte de ronde autour d’une flamme au bord d’un lac. Là aussi, on est dans un microcosme, dans un cosmos étrange.
Alain Astruc : Tout à fait. C’est vrai parce que ce que j’ai voulu faire aussi, c’est que j’ai circonscrit cette série d’images, dans mon imaginaire, elle se passent toute à moins de 25 km d’ici.
Monique Blanquet : Tout est en lien avec le territoire.
Alain Astruc : Tout est en lien avec le territoire. C’est tout ancré ici, au moins dans l’imaginaire. Et ça, c’est l’histoire du Lot et du Quercy, revisitée. Et c’est une histoire alternative. Donc là, c’est l’histoire de femmes à côté d’une rivière qui célèbrent le feu. Et semble-t-il qu’il y en a une qui fait surgir un feu de ses mains.
Monique Blanquet : Un peu sorcière, un peu peut-être. Peut-être.
Alain Astruc : C’est possible. Je ne sais pas ce qu’elles font, mais j’aime bien ça.
Monique Blanquet : Oui, c’est une forme. Il y a une forme de récit qui opère à partir de votre matière sensible. C’est dans ce sens où il y a une dimension créative forcément. Mais là, alors on est devant un autre panneau. Une végétation toute en mousse, un sous-bois avec un petit ruisseau. Des arbres un peu inquiétants.
Et puis, en regard, il y a une bibliothèque en labyrinthe de buis dans une maison cossue. Et un jeune garçon très british qui nous regarde.
Alain Astruc : Voilà, c’est ça. On parlait d’ancrage. Là, il y a deux ancrages justement. C’est intéressant. Ça va me permettre de rebondir sur autre chose. Donc la photo de paysage moussu a beaucoup interpellé les gens ici parce que ça leur rappelait quelque chose. Et effectivement, pour moi, c’est la vallée du Célé. J’ai fait exprès de décrire quelque chose qui est la vallée du Célé. Et ça ressort de cette façon… On ne sait pas si c’est trop réaliste ou pas. C’est presque ça, mais il y a quelque chose d’étrange dedans.
Monique Blanquet : Il y a une atmosphère vraiment qui se dégage. Et on a un peu tous un écho de paysage. C’est un paysage aussi qui s’installe. Et après, il est vide d’humain. Et le lien avec le labyrinthe et la bibliothèque et l’enfant ?
Alain Astruc : Alors, en fait, au cours du travail sur la génération des images pour l’exposition, il faut dire aussi que c’est un travail qui est très laborieux, pas dans le sens qu’on connaît de la peinture ou de la photographie. Le labeur est ailleurs parce que c’est quelque chose d’assez compliqué.
Monique Blanquet : En termes de recherche, comment ça se passe ?
Alain Astruc : Alors ce qui est difficile, c’est l’itération, justement, le nombre de générations qu’il faut faire, raffiner les mots. Et ce que j’ai découvert en en faisant beaucoup, c’est que l’utilisation du langage fait affleurer l’inconscient, le passif. Donc j’étais en train de vendre ma maison de famille à ce moment-là.
Monique Blanquet : L’enfance, la maison de famille.
Alain Astruc : C’est ressorti tout seul.
Monique Blanquet : Le labyrinthe de buis.
Alain Astruc : Les gens qui me connaissent ont vu tout de suite ce qui était en train de se passer. Et donc c’est un bon exemple, à mon avis, d’inspiration biographique transformée, puisqu’il n’y a rien qui est vrai. Ce n’est pas moi, tout ça n’est pas réel. Il n’y a rien de littéral. Mais cette inspiration d’ordre subconsciente, elle affleure à la surface et elle est sortie à travers la machine.
Monique Blanquet : Et oui, vous évoquiez les trois niveaux de réalité. Et il y a une dimension artificielle, mais enracinée, celle que vous déployez, vous parlez de la magie des mots. Et en même temps, c’est vrai qu’il y a ce goût pour une forme de photographie classique.
Alain Astruc : Ah oui, oui. Parce que moi, dans mon travail photographique, je ne fais absolument pas ça. C’est une photographie de tradition plutôt française, on dirait. C’est à dire une photographie de l’intime, humaniste, pas retouchée, plus proche du journal et du diariste que de la photo mise en scène. Et je pense que c’est aussi pour ça que je ne me suis pas senti menacé par ces images, parce que pour moi, c’est quelque chose d’autre. Ce n’est pas de la photo, c’est contigu à la photo. C’est un monde qui n’est pas loin, c’est un parent, un cousin et qui utilise certains des éléments de la photo. Mais la photo, ça demande d’être ici, présent, à un endroit, à un moment, d’être en relation avec les gens, avec le lieu. Et ça, c’est une exploration de l’imaginaire.
Monique Blanquet : Oui, il y a un imaginaire mais qui se nourrit de cette nouvelle donnée, l’Intelligence Artificielle qui a déjà envahi pas mal nos existences et ce n’est pas fini. Évidemment, il y a des peurs, il y a des doutes, il y a des enthousiasmes aussi, parce que comme tout phénomène, c’est bien logique aussi que les artistes s’emparent de cette matière-là pour en faire une vision créative.
Alain Astruc : Je pense aussi qu’en fait, ce qui a passionné beaucoup d’artistes visuels dans cette technologie, dès qu’elle est apparue, dès qu’elle a été suffisante pour créer quelque chose, c’est justement cette exploration et de retrouver ce rôle d’explorateur.
Monique Blanquet : De regard en fait.
Alain Astruc : Et d’absence de jugement moral, c’est-à-dire que l’artiste ne se demande pas si c’est bien ou mal, il va jusqu’au bout de son processus, il présente, il pose des questions, il aide à poser des questions et il ne répond pas vraiment.
Monique Blanquet : Alors là, c’est une autre…
Alain Astruc : Ah ben ça, c’est intéressant aussi, pour moi, on parlait justement d’éléments biographiques. Ça, c’est vraiment un moment dont je me souviens très bien de mon adolescence que j’ai recréé. Ça se passe au Mont Saint-Cyr à Cahors. Et c’est la nuit, je suis adolescent, avec trois amis.
Monique Blanquet : Vous êtes au-dessus de la ville et pour regarder les lumières de la ville.
Alain Astruc : Et c’est un soir dont je me souviens très bien. Donc rien n’est vrai là-dedans puisque tout est faux.
Monique Blanquet : Oui, la question du vrai et du faux, elle est rémanente sur ces propositions. Mais finalement, oui, l’enjeu n’est pas là. Du vrai et du faux, c’est le résultat qui est là et qui se propose. Donc il y a cette vision de l’adolescence, mais qui est en lien aussi avec des formes végétales qui sont proposées là.
Alain Astruc : Alors ici, il y a une photo du Pont Valentré, vu de l’Hôtel Best Western avec ses chaises caractéristiques et je les ai transformées en un pont Valentré alternatif qui s’est dédoublé. Et il y a un effet, je trouve un peu charmant et comique de cette juxtaposition du réel et de ce qui ne l’est pas. On se demande ce que c’est un petit peu…
Monique Blanquet : On ne fait pas la différence a priori. C’est ça qui est peut-être bien aussi. Et puis cette forme…
Alain Astruc : Et alors ça a été pris ici, c’est dans le chai ici.
Monique Blanquet : Dans le jardin, là du CHAI, qui est aussi la matière et le patrimoine de l’association Juin jardins. Il y a ce jardin permanent qui est là. Il y a ces structures boisées qui sont permanentes là. Et donc voilà, il y a toujours un lien avec le jardin. Et là, on n’a pas tout vu. On a envie, finalement, on a envie d’en savoir plus sur chaque panneau. Alors ça, qu’est-ce qui se passe là ?
Alain Astruc : Alors là, qu’est-ce qui se passe ? Alors on parlait des prompts. Tout à l’heure, les gens me disent qu’est-ce que c’est le prompt ? Qu’est-ce que t’as demandé ? Je pourrais le retrouver parce que c’est archivé. Souvent, la réalité, c’est que je ne me souviens pas vraiment. Parce qu’il y a un travail qui est évolutif. On commence avec un, on le modifie. Et c’est dans la modification qu’on finit par trouver. Lequel précisément, je ne sais pas. Mais je me souviens d’une chose, c’est que là, j’ai parlé de Borges. Jorge Luis Borges. Et en fait, les structures au centre, ce sont des livres. Et c’est un labyrinthe de livres. Donc il y a l’idée du labyrinthe de Borges, du jardin.
Monique Blanquet : C’est formidable.
Alain Astruc : Je ne me souviens pas exactement ce que c’était. Et c’est assez typique du type d’aller-retour qu’on peut avoir avec la machine. Parce que c’est ça qui est un petit peu perturbant. Et ce qu’il y a de fascinant, c’est qu’elle répond d’une certaine manière qu’on n’a pas tout le temps prévue. Et des fois, c’est pas ce qu’on a envie d’entendre, mais des fois, l’idée est bonne. Alors, c’est la sérendipité, on s’en sert, on l’amène ailleurs. Il y a ce dialogue là.
Monique Blanquet : Et en regard de cette photo-là, il y a une espèce d’œuvre néoromantique autour de ruines, d’un cheval, d’un ciel, une pénombre à la Rembrandt. Et puis qui fait écho. Parce que si vous les associez, c’est qu’il y a un lien entre les deux ou non ?
Alain Astruc : Oui, pour moi de toutes façons, il y a un lien géographique, puisque pour moi, tout se passe à 25 km d’ici. D’accord. Alors, il y a peut-être différentes strates temporelles. Mais pour moi, ça se passe dans le même univers. C’est peut-être même, peut-être que ça, ce jardin, c’est peut-être le jardin de la maison dans laquelle se passe celle-là. Alors, on voit une femme habillée d’une façon typique du XIXe siècle, dans une robe blanche, dans la pénombre, qui regarde à travers un mur qui est absent dans sa maison. Et à travers ce mur, on voit un superbe cheval hennissant à côté d’une ruine, typique du XIXe siècle aussi, cependant que son intérieur est rempli d’eau.
Monique Blanquet : Voilà, il y a une espèce de… Oui, c’est une dimension onirique complètement. C’est…
Alain Astruc : Alors, ça, c’est une juxtaposition de deux portes.
Monique Blanquet : Il y a des portes.
Alain Astruc : C’est ça. Alors, il y en a une qui est une cabane de jardin. Et la variation, donc c’est la cabane de jardin qui est dans le jardin chez la dame en question, et la variation, ce qui est assez étonnant, c’est que le côté salle à manger…
Monique Blanquet : Reste le même.
Alain Astruc : Oui, mais il se retrouve sur le mur, ce qui est à l’intérieur et à l’extérieur, est un peu troublé. Il y a quelqu’un dedans, il y a une femme. Vous allez peut-être voir qu’il y a de nombreuses apparitions de femmes dans les jardins.
Monique Blanquet : Mais un peu fantasmagoriques, complètement. Et puis, l’importance de la lumière, c’est très pictural, là. Ces pièces-là sont très picturales.
Alain Astruc : Il y a une porte qui mène vers un intérieur sombre, qu’on ne devine pas. Il y en a une autre qui est prise à l’intérieur et qui mène vers un extérieur lumineux.
Monique Blanquet : Elle est ouverte, d’ailleurs. C’est une dimension picturale, une forme d’abstraction, quasiment, là.
Alain Astruc : Il y a des fleurs qui sont visibles, là, et qui sont projetées sur les murs.
Monique Blanquet : Une sorte de reflet, d’écho. Ça fait quand même… Et là, c’est encore autre chose.
Alain Astruc : Alors, celle-là, elle marche avec celle qui est à côté. On peut peut-être les décrire. Ce sont deux images verticales qui représentent des femmes avec du feu, un petit peu, dans la même série.
Monique Blanquet : Que celle qu’on a vu tout à l’heure.
Alain Astruc : C’est dans un passé mythique du lot d’un Quercy dont je ne crois pas qu’il ait existé, j’en suis pas certain.
Monique Blanquet : Une vêtue de peau de bête, des chapeaux végétaux. C’est ça. Donc, une sorte de chapeau aussi qui porte cette souche enflammée.
Alain Astruc : Un fagot enflammé.
Monique Blanquet : Un fagot enflammé.
Alain Astruc : Est-ce une sorcière, une chamane, je ne sais pas. En dessous, alors, ça, c’est marrant. Quand je dis que les images sont créées à partir des mots, il y a aussi la possibilité, justement, du jeu de mots. Donc là, on a un hôtel des insectes dans le jardin. Qui est donc une petite structure qui permet aux insectes de venir nidifier, de venir s’abriter. Et je les transforme en hôtel des insectes. C’est un hôtel de type haussmannien dans lequel viennent les insectes.
Monique Blanquet : Double jeu, double mot. Voilà.
Alain Astruc : Ça, c’est le projet de forêt qui se trouve à Cabessut. C’est le jardin-forêt.
Monique Blanquet : Jardin forêt.
Alain Astruc : Donc le jardin forêt tel qu’il est maintenant. Et le jardin forêt tel qu’il sera certainement dans 30 ans.
Monique Blanquet : Ah oui, une projection intéressante. Une projection d’un futur. Intéressante sur le futur. Ça permet ça aussi. Donc voilà. On retrouve l’écho, donc la créature. C’est une créature qui a été créée. Il y a eu un spectacle où il me semble qu’il y avait des personnages comme ça.
Alain Astruc : Alors, j’avais fait…
Monique Blanquet : Il y a quelques temps dans le festival Cahors Juin Jardins il y avait un personnage que vous incarniez qui était dans cette ambiance-là.
Alain Astruc : Oui, oui. J’avais fait une exposition qui s’appelait L’Homme Sauvage et le Bal du Sauvage. Alors parce que c’est vrai que ça m’intéresse. C’est tradition de costume folklorique, extrêmement inventif. Et là, c’est…
Monique Blanquet : Païen.
Alain Astruc : Voilà, c’est ça. C’est probablement dans le cadre d’une tradition païenne. C’est une femme encore. Une tête de cerf. Une femme avec une tête de cerf.
Monique Blanquet : Des végétaux dans les cheveux et en feu. Et le feu toujours.
Alain Astruc : Le feu, l’eau, les femmes.
Monique Blanquet : Oui. Un peu les éléments qui… Et ici, un jardin dans lequel on voit…
Alain Astruc : Un tuyau d’arrosage.
Monique Blanquet : Un tuyau d’arrosage qui s’est transformé dans la version avec l’intelligence artificielle en ruisseau, miroitant avec une femme dans le jardin.
Monique Blanquet : Et des gens qui…
Alain Astruc : Et ça, c’est la cabane de jardin, du jardin d’Emmanuelle dans lequel elle fait des… des ateliers d’écriture pour femmes. Et donc dans la version imaginée, il y a une femme qui écrit dans le jardin.
Monique Blanquet : Qui écrit dans le jardin, voilà. Tout ça a une forme de cohérence dans… Dans pas l’incohérence, mais dans l’irrationnel. Il y a une forme de cohérence dans l’irrationnel. En formidable. Très bien. Comment ça a été accueilli, cette exposition ? Quel retour vous avez eu ?
Alain Astruc : Alors justement, c’est ça. Moi, je me suis lancé là-dedans. J’étais très heureux d’avoir ce projet, qu’on me fasse confiance pour ce projet.
Monique Blanquet : Et c’était un moment vraiment où on commençait à parler de l’aspect grand public, de l’Intelligence Artificielle. Incompréhension.
Alain Astruc : Hostilité franche.
Monique Blanquet : Ah, hostilité franche.
Alain Astruc : Hostilité franche. Franche, vraiment agressivité sur les réseaux sociaux, etc. Donc moi, je me suis dit qu’est-ce que je vais faire ? C’est pas grave, je le fais quand même. Et alors, au moment où ça s’est fait, j’ai été très surpris, ça a été un vrai succès, je pense. Beaucoup de médiations, beaucoup de gens qui viennent poser des questions, beaucoup de gens qui ont découvert une réalité qu’ils n’imaginaient pas derrière.
Monique Blanquet : Oui, ça fait sens.
Alain Astruc : C’est-à-dire que moi, cette technologie, pour dire franchement les choses, je ne suis ni pour ni contre. Je pense que c’est une avancée importante et comme toutes les avancées technologiques, il y aura des utilisations qui seront mauvaises pour nous. Oui, bien sûr. Et certaines qui seront bonnes. Voilà. Moi, je m’en sers pour faire de l’art. D’accord. J’estime que c’est un outil supplémentaire dans la palette. Il y a la photographie, la vidéo, l’écriture, la musique. Et maintenant, il y a les images IA en plus.
Conclusion
Cet entretien avec Monique Blanquet clôt pour moi ce chapitre consacré aux expositions de Dans la Vallée de l’Étrange, et j’espère vous avoir transmis l’essence des visites guidées que j’ai eu l’opportunité de faire à un public souvent curieux et avide de réponses. Un grand merci à Monique, Dominique Burdin, et Radio FMR pour cet entretien et l’autorisation de le reproduire, et à Christine pour la relecture.
J’ai bien l’intention de poursuivre mes publications ici, bien que sans périodicité fixe. Seasons restera ma principale plateforme de publication sur Internet, le changement étant que je vais sans doute l’ouvrir aux évolutions de mon parcours artistique, y compris dans le domaine de l’IA et des films, mais j’ai encore beaucoup de posts de photographie en attente.
Mes projets à venir incluent :
• Leclerc and Hargreaves: The Arctic’s Silent Requiem : Un faux documentaire de 1983 autour d’une expédition arctique perdue des années 1920, entièremnt réalisée via IA.
• Projet de film expérimental : Explorant l’ambiguïté entre image fixe et vidéo, fiction et documentaire, écriture et musique, prises de vues réelles et IA.
• Ateliers d’Éducation à l’Image IA : Combinant historique de l’IA, présentation de mon travail, et atelier pratique.
• Atelier à la MGI de Paris en janvier 2024 : En collaboration avec le Musée Albert Kahn et le B.A.L.
• Publication prochaine d’une monographie imprimée sur « Les Jardins de la Vallée de l’Étrange » publiée par Cahors Juin Jardins, disponible à la vente en début d’année prochaine.
Des tirages chromogéniques en édition limitée à 7 exemplaires de toutes les images de l’exposition que vous pouvez voir dans cet article sont également disponibles à la vente.
Merci aux propriétaires des jardins, à Isabelle Marrou, Alice Freytet, Emma Cluzet, Emmanuelle Sans, à l’Hôtel Best Western Divona et au CHAI.
Je vous remercie sincèrement vous, les lecteurs, pour votre patience et votre fidélité. Les prochaines publications seront certainement plus fréquentes et probablement plus courtes.
Merci de tout cœur, et à très bientôt !
Alain
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Cahors Juin Jardins : Cahors Juin Jardins.
Dans la Vallée de l’étrange – Partie 1