INTRODUCTION
Ce texte constitue une première publication sur le thème de mon expérience avec les images générées par l’IA au cours de l’année écoulée et l’application de cette expérience à un projet d’exposition. Il sera suivi d’un second qui poursuivra et complétera le sujet. Chacun sera posté via Substack en version française et en version anglaise.
La première partie du texte ci-dessous rend compte de mon expérience avec les images générées via intelligence artificielles depuis un an, et la seconde détaille mon travail de recherche, toujours en cours, pour l’exposition nommée « Dans la Vallée de l’Étrange », qui se tiendra pour le festival Juin Jardins à Cahors à l’hôtel Best Western à partir du 2 juin.
1. LA SYNTOGRAPHIE
Il y a maintenant plus d’un an, alors même que je me préparais à me consacrer à nouveau à la publication régulière sur internet de mon journal photographique, j’ai commencé à m’intéresser aux images générées par intelligence artificielle. Je n’avais aucune idée sur le moment que mon intérêt pour le sujet allait devenir l’objet d’une exposition pour moi l’année suivante, pour la bonne et simple raison que malgré le saut qualitatif effectué depuis les débuts relativement anciens dans ce domaine, les résultats étaient plutôt inesthétiques. J’étais au départ seulement attiré par les qualités humoristiques, grotesques et vaguement psychédéliques des premières images que j’ai vues.
J’ai fait des essais avec DALL-E mini durant l’été 2022 qui allaient dans le sens du bizarre et d’un comique un peu inquiétant.
Mon intérêt était ailleurs de toutes façons. J’ai passé plusieurs années focalisé sur la réalisation de films et de vidéos, et je me suis petit à petit rendu compte que j’avais envie de faire converger les domaines dans lesquels j’ai travaillé au cours des années, photographie, vidéo, musique, écriture.
Le retour à la publication régulière de photos tirées dans mon environnement quotidien, et éditées en séries, était devenu à nouveau possible pour moi parce que j’avais trouvé un moyen de montrer ces séquences de photos accompagnées de courts essais semi-biographiques dans un journal régulier sur Substack, ce que je n’avais jamais envisagé jusque-là. C’est donc la possibilité de l’utilisation du langage associé aux images qui m’a donné envie de montrer à nouveau des photos.
Pendant l’été 2022, j’ai été émerveillé de constater l’explosion qualitative des IA génératives d’images, rendue possible par la publication en Open Source de Stable Diffusion. Il était stupéfiant de voir comment il était devenu possible de générer des images d’un réalisme saisissant, s’améliorant de semaine en semaine, à partir de mots, et ce, à une vitesse d’exécution impressionnante.
Je me souviens du moment où j’ai commencé à voir apparaître des visages convaincants et des textures plaisantes.
Mes premiers essais m’ont notamment intrigué quant au langage à utiliser, et à la manière dont la machine comprenait ou ne comprenait pas les mots et les phrases que je lui donnais, ainsi que la façon dont elle interprétait les instructions. Cette espèce de synesthésie assistée par ordinateur m’a fait penser à Rimbaud et à son poèmes des Voyelles. J’ai découpé le poème en six prompts et je les ai envoyés (en anglais) comme requête à Stable Diffusion 1.2 en septembre 2022.
1. A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
2. A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d’ombre ;
3. E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
4. I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;
5. U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;
6. O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !
J’ai compris que pour avoir des résultats personnels, il fallait utiliser un langage personnel unique. Je pense qu’il y a une certaine poésie du prompt, le message d’invite ou commande à la machine, dont j’espère qu’elle ne s’évanouira pas dans les versions futures.
J’ai aussi pris plaisir à voir les heureuses erreurs créées dans les images, que je vois disparaître petit à petit avec déjà une légère nostalgie.
Après un an de pratique, j’en suis au stade où je pense que l’évolution la plus marquante est donc tout simplement la possibilité de créer des images photoréalistes à partir de simples mots, privilège autrefois réservé au cinéma.
La photographie reste quant à elle une écriture de la lumière. Les discussions autour de l’émergence des IA génératives semblent souvent se focaliser sur l’aspect technique, quelquefois aussi sur l’aspect philosophique, le plus souvent sur l’aspect pratique mais plus rarement sous cet angle.
La création d’images à partir de mots est un privilège que les IA génératives d’images partagent avec le cinéma et possède donc un lien de parenté avec les descriptions dans les scénarios de films, et c’est curieusement cette association des mots et des images dans deux domaines parallèles à laquelle j’ai consacré un an.
Ainsi je me suis retrouvé d’un côté à travailler sur mon journal, avec une attention particulière accordée à la véracité des photos, essentiellement non-retouchées, avec un effort d’édition conscient, pour préserver une part de mystère reflétant mon étonnement toujours renouvelé face au monde, et en parallèle, je me suis retrouvé à raffiner mes prompts, c’est à dire les commandes envoyées à l’IA, pour créer des images dont, je me suis aperçu qu’elles ressemblaient esthétiquement à mon travail habituel, à la différence qu’elles contenaient des éléments fantomatiques, irréels, fantastiques, grotesques, tel qu’il est impossible de les rencontrer dans le monde réel.
Les modifications en mode image-vers-image créaient des apparitions. En graduant la quantité d’imagination injectée dans l’image, on éloigne plus ou moins l’image de sa source et de la réalité.
Ce que j’ai décidé d’appeler « synthographie », à la suite de Julie Wieland, pour bien la différencier de la photographie, m’est donc apparue comme une nouvelle possibilité d’expression pour moi, aucunement en concurrence avec la photographie telle que je la pratique.
Je ne conçois la photographie que comme une pratique de la présence et de l’attention au monde, de l’empathie, de l’intuition, du langage corporel, des changements subtils dans l’humeur liés au passage des saisons, une quête perpétuelle pour saisir l’insaisissable avec quelquefois la surprise miraculeuse d’y arriver, rarement. La synthographie, c’est cette créativité numérique, fantastique, qui est quant à elle un révélateur imparfait, à la fois merveilleux et inquiétant, artificiel et addictif, du monde intérieur de ceux qui l’utilisent, et qui porte en elle à la fois l’espoir et l’inquiétude des révolutions techniques.
Aucune pratique numérique ne remplacera le plaisir que j’ai à photographier mes enfants dans la lumière du soleil couchant, alors que je réalise que je vieillis, mais je peux tenter de représenter les fantômes symboliques que j’observe à travers mon objectif depuis plus de vingt ans avec la synthographie sans avoir été capable de les fixer sur un support argentique ou numérique jusqu’alors.
La synthographie n’est donc pas témoin du monde extérieur mais de l’intériorité et de l’imaginaire collectif, et n’a à mon avis de véritable valeur artistique que tant qu’elle se consacre à ce qui lui est spécifique.
C’est donc dans cet état d’esprit que j’ai abordé le projet en cours qui sera restitué sous forme d’exposition avec l’exposition du 2 juin à Cahors.
2. LES JARDINS DE LA VALLÉE DE L’ÉTRANGE
Ce projet pour Cahors Juin Jardins consiste à confronter la photographie naturaliste et la synthographie dans un projet intitulé « Dans la vallée de l’étrange ».
La vallée de l’étrange est une théorie du roboticien Masahiro Mori en 1970 qui affirme que plus l’apparence d’un robot est proche d’un être humain, plus nous ressentons de l’affinité pour lui, jusqu’à un certain point de mimétisme ou celle-ci devient extrêmement dérangeante, jusqu’à ce que la similarité du avec l’être humain soit au point encore théorique que la distinction devient impossible et donc au point maximum d’affinité. Cette chute brutale de l’affinité due à une similarité incomplète avec l’être humain est figurée dans ce schéma sous forme d’une vallée, qui a donné son nom à la théorie et a inspiré celui de ce travail.
L’idée que j’avais eue était de me servir de cette qualité dérangeante, très évidente des images faites par IA dans le projet lié au jardins que Cahors Juin Jardins m’a commandé, mais en cours de route, le curseur dans la vallée s’est déplacé vers la droite à mesure des mises à jours des logiciels, et je me suis retrouvé avec des outils avec une vraisemblance visuelle très importante et une étrangeté plus subtile. J’ai décidé de me servir de ces caractéristiques nouvelles pour tenter de réimaginer ce que j’allais trouver dans les jardins.
Le festival Cahors Juin Jardins existe depuis presque vingt ans. Il a commencé comme un festival des jardins et est devenu un festival d’art lié à la nature. On m’a demandé, à l’approche de son anniversaire des vingt ans, de produire une exposition qui explore les jardins privés que les propriétaires ouvrent au public chaque année, et qui sont un des piliers du festival à travers la photographie et la synthographie et donc de questionner la nature de ces images en les confrontant à la nature domestiquée de chaque hortus conclusus participant au festival.
L’idée pour moi est de rendre hommage à la nature de ces jardins en proposant une vision parallèle, ravissante ou inquiétante, ou les deux à la fois, et pourtant ancrée dans leur réalité propre.
J’ai attendu d’avoir fini une première séquence de sept jardins pour présenter mon travail en cours sur ce sujet.
Je vous donne à voir le processus en cours, mais je garde la surprise de la nature des images exposées pour l’exposition du 2 juin.
LES JARDINS
Pour chaque jardin je propose à gauche une photo que j’ai prise dans le jardin et à droite une synthographie générée à partir de la photo de gauche.
JARDIN 1 : Côté jardin
Je suis allé dans le premier jardin privé qui m’a été ouvert par N.H. Elle m’a accueilli chaleureusement et nous avons eu la surprise de nous découvrir des ancêtres communs, elle du côté de sa mère et moi du côté de mon père. N. entretient un jardin qui a quatre côtés : une partie plutôt asiatique, une autre un peu plus exotique, une partie consacrée aux légumes et aux plantes grasses qui est une sorte de potager, et une quatrième partie qui présente un arbre, un cerisier en fleur décoré de plumes. Elle m’a déclaré qu’un des arbres était un « arbre-nuage » et m’a montré des bouts de bois flotté dans lesquels elle voit des têtes d’oiseaux. Elle travaille sur des collages et des assemblages de bois en forme d’oiseau, dans le cadre d’un thème qu’elle s’est donné cette année : celui de l’oiseau.
JARDIN 2 : Le jardin hors-normes
Je me suis rendu chez D.G. dans le deuxième jardin que je visite pour mon projet. Il s’agit d’un jardin au-dessus de la falaise qui surplombe le Lot. Comme beaucoup des jardins dans cette rue, il s’agit d’un jardin en longueur qui s’étend entre la rue et la falaise à pic. C’est un jardin qui reçoit beaucoup de visiteurs en été car D. est artiste et de nombreux visiteurs viennent voir ses tableaux. Elle est aussi très active sur Instagram. Comme beaucoup de visiteurs qu’elle accueille, j’ai commencé la visite du jardin en goûtant une plante qui a un goût d’huître très prononcé, au moins au début car le côté végétal revient ensuite, comme j’ai pu le constater.
JARDIN 3 : Le jardin au bout du chemin
Pour les prises de vue du troisième jardin, je me suis rendu chez S.C., qui habite une maison avec un jardin qui surplombe la gare. Il s’agit d’un beau jardin, entretenu avec soin. Quand je suis arrivé, la glycine était en pleine floraison et le forsythia était en pleine floraison, ressemblant à un buisson ardent. Comme souvent avec la photographie, il y a des choses qui semblent évidentes quand on arrive dans un lieu et qu’on les voit, mais il y a des choses qui ne se révèlent qu’au bout d’une observation patiente, et ce fut le cas dans ce jardin. Il me semble avoir pris les photos les plus intéressantes au bout de 45 minutes d’observation, sous les yeux félins de Nouchka.
JARDIN 4 : La jardin de la maison Lagrive
Le quatrième jardin, celui de D.C., est particulier dans le sens qu’il s’agit d’un lieu d’exposition consacré aux sculptures de Marc Petit. Bien que j’ai fait des prises de vue des très belles sculptures de ce sculpteur talentueux, j’ai choisi d’essayer de prendre ce jardin dans ce qu’il avait de singulier en dehors des sculptures elles-mêmes. Je ne veux pas utiliser les sculptures de Marc Petit dans mon travail, car je ne veux pas les dénaturer, vu que mon travail ne consistera pas en une restitution fidèle des œuvres que j’ai sous les yeux. Mais j’ai eu une idée, sous le regard de Frida la chatte, que vous découvrirez en juin.
JARDIN 5 : Le jardin cache-cache
Le cinquième jardin est le jardin de V.P.L., qui m’a accueilli amicalement et avec qui j’ai discuté un moment, et fait connaissance avec son chien Octave. On comprend pourquoi il s’appelle le jardin cache-cache, car on le trouve au fond d’un passage, après une entrée derrière une grille, derrière un portail. Il est plein d’endroits différents où j’imagine qu’on peut s’asseoir pour réfléchir, boire un verre les soirs d’été ou un café, abrité du soleil. Des plantes poussent partout et mon regard s’est perdu dans une haie où se fondent un arbuste aux fleurs jaunes. Des secrets semblent être présents partout, évidents mais invisibles au premier regard.
JARDIN 6 : Le jardin de la serre
Le sixième jardin a ceci de particulier qu’il se trouve dans un hôpital de jour destiné aux adultes, et qu’il est situé dans l’enceinte d’une vieille maison, dans le jardin de laquelle il fait bon s’asseoir et se reposer. Dans ce cadre idéal, les patients ont aussi accès à une serre à l’ancienne, un endroit dont j’apprécie particulièrement l’atmosphère. Quand je suis venu, N. travaillait à recouvrir une structure de bois et de textile d’un tricot de fibres naturelles. L’idée est de proposer un cocon à taille humaine dans lequel on peut aller, se retrouver et renaître de l’autre côté. Dans la serre, j’ai cru voir un monde lilliputien se révéler à moi.
JARDIN 7 : Le jardin perché
Le jardin perché a la particularité de se situer au-dessus de l’appartement de E.A. C’est un jardin très singulier, adossé à la falaise, qui offre une vue imprenable sur la vieille ville de Cahors. La lumière y est capricieuse et il y fait très froid l’hiver et très chaud l’été. Celle qui vit là se consacre à la parole et l’écriture, particulièrement celle des femmes. Dans la falaise m’a-t-elle dit, on entend souvent les sangliers et les animaux sauvages se déplacer la nuit. Un escalier étroit et moussu conduit à une station au-dessus. La maison et les voisines, alignées si sagement quand les voit de l’autre côté, de la ville, sont de ce côté un réseau de chemins qui montent et descendent, étroits escaliers entre des jardins suspendus. Un appentis recèle des secrets qu’on aperçoit par les vitres des fenêtres. Les fleurs sont partout ouvertes, seule la glycine au-dessus de la table du jardin n’est pas encore ouverte, par manque de soleil probablement.
Ainsi se termine la première partie de cette publication. La prochaine paraîtra dans un futur indéterminé mais dont j’espère qu’il sera proche. En attendant, vous pouvez me retrouver sur Twitter, où je suis actif, ainsi que sur Facebook où je suis présent. N’hésitez pas à me rajouter et tout d’abord à vous abonner à cette newsletter.
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Alain
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L’exposition « Dans la Vallée de l’Étrange » aura lieu à partir du 2 juin à l’hôtel Best Western Divona Cahors.